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C’est
en 1984 que le public découvre, à l’occasion de la
sortie de son premier single "Maman a tort", les allures timides
et complexées d’une certaine Mylène Gautier. Laurent
Boutonnat, son Pygmalion, n’a pas encore fait de cette jeune fille
de vingt-trois ans l’implacable machine commerciale qui fera sa
fortune. Nulle ambition calculatrice ne semble pouvoir être décelée
chez cette jeune fille fragile à la voix chancelante. Mylène
Gautier n’a pas encore chaussé les cothurnes de Mylène
Farmer, et pourtant elle a déjà de quoi attirer l’attention.
Car elle cultive le goût de la surprise, et son premier single provoque
le malaise. À l’écoute de "Maman a tort",
vous aviez d’abord souri aux tons frais de la comptine d’enfant.
Ce n’est qu’après que vous avez commencé à
ressentir la gêne. C’est la victoire de l’opéra
italien sur l’opéra français, le piège de la
domination de l’harmonie sur la signification : vous aviez cru que
la gaieté de la comptine suffisait à établir le sens
de la chanson, et vous vous êtes confronté à la noirceur
des paroles. L’enfant, malade, chante seule dans sa chambre d’hôpital,
prenant à parti l’auditeur, devenu l’ami imaginaire
inventé pour tromper la solitude. Pour finir de choquer, la petite
fille est amoureuse de son infirmière à la voix douce, substitut
d’une mère rejetée pour n’avoir pas accepté
le désir homosexuel de sa fille. La première pierre de l’édifice
Farmer est à l’image du futur palais : la légèreté
d’une voix frêle jusqu’à la cassure dissimulant
un sens caché et provocateur. La griffe Mylène Farmer s’affirme
d’emblée dans cette superposition artificielle d’une
voix claire et d’une parole sombre.
Mylène Farmer invite donc son auditeur à la distance. Elle
creuse en ses chansons un double fossé que le prétendant
doit franchir pour clore sa quête herméneutique et accéder
au rang d’initié. Le premier écart consiste à
se défier de la forme – voix, tonalité, rythme –,
le second à percer le chiffre poétique. Car le style de
Mylène Farmer se veut énigmatique et codé. Et qu’est-ce
qui mérite d’être ainsi caché, sinon ce que
l’on ne peut montrer sans danger ? La quête de sens de l’auditeur
sera résolument amoureuse, tout entière tendue vers le désir
de l’interdit et de l’indicible. La chanteuse a alors l’habileté
d’offrir à l’énigme une réponse spéculaire.
Car ce que l’auditeur désire, le but de sa quête, c’est
le désir lui-même. Toutes les chansons de la première
Mylène Farmer finissent en effet par dévoiler un troublant
désir sexuel et un envoûtant désir de mort. Après
le provocant "je suis une catin"du quatrième single "Libertine",
les chansons du premier album Cendres de Lune (1986) composent
avec art un univers à la fois sexuel et morbide. L’on ne
pourrait parler d’une double thématique, tant la mort est
inextricablement liée, chez Mylène Farmer, au désir
sexuel. Mêlant deux interdits, les chansons de ce premier album
célèbrent la jouissance dans la mort et la décomposition.
C’est à l’hôpital que la petite fille de "Maman
a tort" découvre son désir homosexuel, c’est
auprès d’un vieux lubrique que l’héroïne
de "Vieux bouc" connaît le plaisir, et c’est "Au
bout de la nuit", "où tout meurt sans cri", que
l’on peut connaître la plus grande jouissance. Le désir
est d’autant plus trouble que les chansons brouillent les cartes
de la différenciation sexuelle : si "Libertine" et "Vieux
bouc" mettent en scène des relations hétérosexuelles,
"Maman a tort", "Greta" et "Tristana" sont
trois odes au désir exclusivement féminin. Enfin, en recréant
l’inconfort du premier single, l’album Cendres de Lune
profite de la juvénilité de la voix de la chanteuse pour
installer l’auditeur dans un univers enfantin sans cesse déniaisé
par l’horreur de la mort. Plus grandir est la prière d’une
adolescente qui ne veut pas mourir, et le mystérieux "Chloé"
est une comptine chantée par une enfant qui vient de voir sa sœur
mourir noyée, le crâne fendu.
Le second album est à l’image du premier. L’on pourrait
presque dire qu’il en est sa réalisation aboutie. Le formidable
succès commercial d’Ainsi soit je (1988) installe
Mylène Farmer dans son personnage de chanteuse névrosée.
La provocation sexuelle mène la danse : "Pourvu qu’elles
soient douces" célèbre les fesses, et chante à
demi-mots les délices de la sodomie, la reprise de "Déshabillez-moi"
est languissante à souhait [et accessoirement catastrophique, NDLR],
et le fameux "Sans contrefaçon" joue une nouvelle fois
avec l’indifférenciation sexuelle en mettant en scène
une femme qui se sent homme. Mais le désir de mort n’est
pas en reste. Si la référence à Baudelaire eût
suffi en elle-même à inscrire les chansons de Mylène
Farmer dans une filiation poétique morbide, le choix du poème
"L’horloge", dans sa description du temps anthropophage,
ne peut que renforcer l’importance du thème. "Allan"
et la "Ronde triste" évoquent des fantômes, comme
l’on invoque les esprits, et "Jardin de Vienne" rend hommage
à un pendu. Cependant, dans cette thématique apparaît
un nouvel ingrédient : "Ainsi soit je" et "Sans
logique" laissent transparaître des accents religieux. Mylène
Farmer donne libre cours à une éducation chrétienne
où, si le désir de mort est encouragé, le désir
sexuel achoppe sur la culpabilisation.
Le thème religieux sera central dans le troisième album
L’autre (1991). En effet, Mylène Farmer laisse désormais
de côté la provocation sexuelle, pour révéler
son versant le plus sombre. Si "Je t’aime mélancolie"
et" Psychiatric" jouent avec son image de chanteuse aimant aborder
les contours de la folie morbide, et si "Désenchantée"
se veut l’étendard d’une génération sacrifiée,
"Agnus Dei" et "Beyond my control" s’amusent
avec le thème du sacrifice christique sur fond de prières
liturgiques. Foulant aux pieds l’interdit religieux, Mylène
Farmer devient une Ève tentatrice cultivant le péché
en pleine connaissance de cause, une sorte de Bossuet pervers adepte de
l’auto-flagellation. La chevelure rousse de la chanteuse commence
décidément à sentir le soufre.
C’est ce désir de l’interdit qui s’éteint
avec le quatrième album Anamorphosée (1995). La
carrière "américaine" de Mylène Farmer
commence, comme l’annonce le titre "California". Adieu
les accents mélancoliques, c’est le retour en force du sexe.
Mais cette fois, plus de quête désirante : le sexe s’offre
sans chiffre codé, sans savoureux détour, sans voile de
Poppée. L’auditeur n’est plus un décrypteur
des sens seconds : il doit accueillir la crudité désarmante
du premier degré. "L’instant X", "Eaunanisme",
"XXL", autant de titres révélateurs du tournant
de la chanteuse. Du désir de l’interdit à la provocation
bien franche, celle qui fait vendre. Quant à "Rêver",
c’est une célébration de l’amour et de la tolérance
: décoiffant, non ? L’on ne s’étonne plus que
les Enfoirés aient pu reprendre la chanson. Il ne manquait plus
que les chœurs d’enfants de "Tomber sept fois" pour
que le tableau soit complet.
Les deux albums suivants, Innamoramento (1999) et Avant que
l’ombre (2005), ont repris la recette. Il est désormais
plus vendeur de vanter les pouvoirs de l’amour ("L’amour
naissant", "Innamoramento", et dans le dernier album "Avant
que l’ombre", "Aime", "L’amour n’est
rien", "Peut-être toi"), que le troublant désir
du suicide et de l’homosexualité. Ajouter à cela un
zeste de cul porno-chic (le "prends-moi, prends-moi" de "L’Âme-stram-gram",
l’inceste dans "Optimistique-moi", le récent "j’en
ai vu des culs" de "QI" ou encore le bien nommé
"Porno-graphique"). Insérer entre les trois derniers
albums pas moins de quatre collectors commerciaux, concerts ou compilations
(Live à Bercy, Mylénium tour, Les
Mots, Remixes 2003). Adapter cette recette à une
jeune lolita du nom d’Alizée (dont la petite culotte blanche
émoustillera le papy), et vous obtiendrez le pactole. La machine
est désormais huilée.
Mylène Farmer est passée du "jouir dans la mort"
au "jouir de l’amour avant que la mort nous sépare".
En tout bien, tout honneur. Le problème, c’est que la poésie
de l’interdit s’est envolée, et avec elle tout le désir
de l’initié. En passant du sens voilé à la
tautologie du premier degré, la chanteuse a transformé son
auditeur en fan. Le fanatique de Mylène Farmer ne pense plus, ne
cultive plus la distance : il achète, un point c’est tout.
Et il célèbre avec Mylène Farmer, en chœur avec
tous les enfants et les petits oiseaux de la Terre, la beauté de
l’amour. Il fut un temps où les comiques Les Inconnus se
moquaient de Mylène Farmer en lui faisant dire "J’écris
des paroles que vous ne comprenez pas, d’ailleurs moi non plus".
Désormais, malheureusement, l’on ne comprend que trop bien.
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